Un journal de référence rejoint la presse de caniveau

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Le magnat des médias Rupert Murdoch a acquis le groupe Dow Jones, propriétaire du Wall Street Journal, pour 5 milliards de dollars. Le Financial Times, l'autre grand quotidien financier, analyse la stratégie d'un homme par ailleurs propriétaire de titres sulfureux comme The Sun.

Délaissant sa précédente stratégie qui consistait à accroître ses compétences dans le domaine numérique par des acquisitions comme celle de MySpace, acheté en 2005 pour 580 millions de dollars [environ 500 millions d'euros à l'époque], Rupert Murdoch va verser neuf fois plus, soit 5 milliards de dollars [environ 3,6 milliards d'euros], pour l'achat d'un des plus grands groupes de presse américains. Cet investissement va à l'encontre de ce que dicterait l'instinct : le secteur fait désormais fuir les investisseurs, et les autres quotidiens américains mis en vente récemment n'ont attiré que peu d'offres.

Car les chiffres sont mauvais : en mai, les recettes publicitaires des groupes de presse américains ont chuté de plus de 9 % par rapport à l'année précédente – ce fut le pire mois de tous les temps hors récession ; les petites annonces – emploi et immobilier – passent sur le web à un rythme plus rapide que jamais et les marges se réduisent parce que nombre de coûts, par exemple le papier et l'impression, sont fixes.

Mais, en acquérant Dow Jones, M. Murdoch cherche moins à parier sur la presse écrite qu'à acquérir un contenu qu'il pourra ensuite utiliser dans les divers médias où il est présent – presse écrite, télévision et, de plus en plus, le web. En outre, les informations financières que produit Dow Jones sont considérées comme plus rentables que les informations générales, qui ne permettent à nombre de journaux que de survivre. Et la croissance des actifs financiers dans le monde devrait faire augmenter la demande pour ce genre d'information. Selon une estimation du McKinsey Global Institute, les actifs financiers représenteront 214 000 milliards de dollars [environ 150 000 milliards d'euros] dans le monde d'ici à 2010, contre 140 000 milliards de dollars [environ 100 milliards d'euros] en 2005.

Pour gérer ces actifs, le monde, et en particulier l'Asie, aura besoin d'être informé rapidement et en détail. Or, même si les particuliers ont l'habitude d'obtenir les informations gratuitement sur Internet, les entreprises achètent les leurs. Et nombre d'entre elles continuent à le faire, essentiellement parce que plus vite on accède à l'information et mieux on analyse les tendances du marché, et plus on dépasse ses concurrents plus on gagne d'argent.

M. Murdoch a exposé une partie de ses projets dans une lettre à la famille Bancroft, les anciens propriétaires de Dow Jones. Il déclare vouloir développer les activités numériques du groupe, soutenir la rédaction du Wall Street Journal et utiliser ses formidables ressources pour relancer le quotidien en Europe et en Asie – deux marchés sur lesquels le journal a effectué des coupes claires au fil des ans. Et ce ne sont pas des considérations commerciales à court terme qui président aux décisions de Rupert Murdoch : nombre de ses journaux sont aujourd'hui déficitaires. L'homme d'affaires devrait mener ses investissements et ses stratégies d'expansion en pensant davantage au long terme. Mais, en dehors de ces grandes lignes, ses intentions restent floues.

Or, pendant que le magnat australien élabore sa stratégie, la concurrence se transforme. D'un côté du spectre, on a Bloomberg et Reuters, qui font payer l'accès à leur information à prix d'or ; de l'autre, les journaux généralistes, qui expérimentent actuellement la gratuité sur Internet pour conquérir un lectorat qui attire les annonceurs. Mais les modèles sont en pleine évolution. Ainsi, Bloomberg et Reuters cherchent de plus en plus à séduire une clientèle de particuliers dont l'accès est financé par la publicité en ligne. Et ce sont des sites comme Yahoo! Finance qui dominent le marché de l'information financière sur Internet en termes de trafic quotidien.

"On assiste à une inexorable marchandisation de l'information," explique Devin Wenig, pressenti pour être le patron du groupe Reuters-Thomson. Avec l'acquisition de Dow Jones et de son quotidien financier, c'est précisément cette marchandisation que Rupert Murdoch va devoir affronter.

Réinventer le modèle d'entreprise de la presse ne se fera probablement pas du jour au lendemain. Selon des analystes de Goldman Sachs, il faudra au secteur au moins cinq ans pour compenser le déclin du papier par les revenus en ligne. Dans un tel contexte, les efforts de Rupert Murdoch pour démontrer qu'il existe bien un modèle d'entreprise avantageux pour un groupe tel que Dow Jones seront suivis de près. Pendant les trois mois qu'ont duré les négociations avec la famille Bancroft, le plus gros obstacle à la conclusion d'un accord fut la gestion éditoriale intrusive menée ailleurs par le magnat des médias, notamment dans des quotidiens populaires comme le New York Post ou The Sun.

La plupart des observateurs s'accordent sur un point : la question n'a rien d'une subtilité ésotérique mais déterminera la valeur future de Dow Jones. Un comité de rédaction spécial s'est d'ailleurs constitué pour contrecarrer toute pression intempestive que M. Murdoch pourrait être tenté d'exercer sur les rédacteurs du Wall Street Journal.
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